(Matthieu 11 : 2-10)
Homélie du Pape saint Grégoire le Grand
devant le peuple, en la basilique des saints Marcellin et Pierre, le troisième dimanche de l’Avent.
2- Or Jean, ayant entendu parler dans sa prison des œuvres du Christ, Lui envoya dire par ses disciples : 3 “Es-Tu Celui qui doit venir ou devons- nous en attendre un autre ?”4 Jésus répondit en leur disant : “Allez et rapportez à Jean ce que vous entendez et ce que vous voyez : 5 les aveugles voient et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et les pauvres ont appris la Bonne Nouvelle. 6 Et bienheureux celui qui ne trouvera pas en moi un obstacle qui le fasse trébucher”. 7
Lorsqu’ils furent repartis, Jésus parla à la foule au sujet de Jean : “Qui êtes-vous allé voir dans le désert ? Un roseau agité par le vent ? 8 Mais qui donc êtes-vous allés voir ? Un homme vêtu d’étoffes précieuses ? Mais ceux qui portent des étoffes précieuses habitent les demeures des rois !"
1
Frères très chers, nous devons nous interroger ainsi : Jean, un prophète, et même plus qu’un prophète, rendit témoignage au Seigneur, lorsqu’Il vint se faire baptiser dans le Jourdain, en disant : « Voici l’Agneau de Dieu, voici Celui qui ote le péché du monde ». (Jn 1 : 26-36) - Et, considérant sa propre petitesse et la Puissance de la divinité de Jésus, il déclara : "Celui qui est de la terre parle de façon terrestre et Celui qui vient du ciel est au-dessus de tous" (Jn 3 : 31 1). Pourquoi donc, une fois en prison, envoya-t-il ses disciples Lui demander : « Es-Tu Celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » tout comme s’il ne connaissait pas du tout Celui qu’il avait manifesté, comme s’il ignorait tout, à présent, de Celui qu’il avait lui-même proclamé en prophétisant à Son sujet, en Le baptisant et en Le désignant.
Cette question sera vite résolue si l’on considère le temps et l’ordre des événements. Auprès des eaux du Jourdain, Jean affirmait que Jésus était le Rédempteur du monde, mais du fond de sa prison il Lui envoie demander s’Il est Celui qui doit venir, non qu’il doute que Jésus soit le Rédempteur du monde, mais il cherche à savoir si Celui qui, de Sa propre volonté, est venu dans le monde, descendra aussi, par cette même volonté, dans la prison des enfers.
Car celui qui avait précédé Jésus en L’annonçant au monde, Le précéda aussi aux enfers, par la mort.
Il Lui dit donc : « Es-Tu Celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? », comme s’il disait clairement : « De même que Tu as daigné naître pour les hommes, daigneras-Tu aussi, pour les hommes, subir la mort ; de telle sorte que moi, qui fus le précurseur de Ta naissance, je devienne aussi le précurseur de Ta mort, en annonçant Ta descente aux enfers comme déjà j’ai annoncé Ta venue au monde ? ». Étant ainsi interrogé, le Seigneur donna d’abord des preuves manifestes de Sa Puissance, puis, répondant en paroles, prophétisa l’humiliation de Sa propre mort : « Les aveugles voient et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et les pauvres ont appris la bonne nouvelle. Et bienheureux celui qui ne trouvera pas en Moi un objet de scandale. » ( Ma 11 5-6)
Qui ne serait émerveillé plutôt que scandalisé devant tant de signes prodigieux ! Mais l’esprit incroyant supporta un scandale bien plus grand à son sujet quand, après tant de miracles, il Le vit mourir. C’est pourquoi Paul a dit : « Nous, nous proclamons le Christ crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens ». (1Co 1 : 23)
Aux hommes, en effet, il semblait vraiment insensé que l’Auteur de la vie dût mourir pour les hommes ; l’homme saisit ainsi contre Dieu une occasion de scandale, là où il aurait dû se sentir bien davantage Son débiteur, car plus Dieu a supporté d’indignités pour le genre humain, plus il est juste qu’Il soit honoré par les hommes.
Et que veut dire Jésus par : - Bienheureux celui qui ne trouvera pas en Moi un objet de scandale - sinon signifier clairement l’abjection et l’abaissement de Sa propre mort ? Comme s’Il disait ouvertement : « Oui, Je fais des miracles, mais Je ne refuse pas de supporter les humiliations. Et ceux qui M’honorent à cause de ces miracles devraient se garder de Me mépriser quand Je te suivrai sur le chemin de la mort ».
2
Les disciples de Jean étant repartis, écoutons ce que Jésus dit à la foule concernant Jean lui-même : « Qui êtes-vous allés voir dans le désert ? Un roseau agité par le vent ? » De toute évidence Jésus n’attend pas une réponse affirmative mais une réponse négative.
Le roseau, en effet, à peine touché par la brise, s’incline du côté opposé. Et que désigne-t-on par ce roseau sinon l’âme charnelle ! A peine touchée, soit par la flatterie soit par la critique, elle s’empresse de pencher du côté qu’on lui suggère ; car si le souffle de la flatterie d’une bouche humaine la caresse, elle se réjouit, s’exalte, et s’incline de gratitude.
Mais si, à la place des louanges, se lève le vent de la diffamation, l’âme s’incline aussitôt dans l’autre sens, succombant à la force de l’orage. Jean, lui, n’était pas un roseau agité par le vent, car il n’était ni flatté par la louange, ni irrité par la médisance, il n’était pas gonflé d’orgueil par la prospérité, ni déprimé par l’adversité. Non, vraiment, Jean n’était pas un roseau, car rien ne le fit dévier de la droiture de son chemin. Apprenons donc, nous aussi, frères très chers, à ne pas être des roseaux agités par le vent ; gardons une âme inébranlable au milieu de l’instabilité des langages humains et que notre esprit reste résolu. Que la diffamation ne provoque pas en nous la colère, et qu’aucune faveur ne nous incline à une indulgence stérile. Que la prospérité ne nous gonfle pas, que l’adversité ne nous angoisse pas, afin que, fixés dans la solidité de la foi, nous ne soyons troublés d’aucune manière par l’instabilité des choses périssables.
3
Jésus poursuit en ajoutant : « Mais qui donc êtes-vous allés voir ? Un homme vêtu d’étoffes précieuses ? Mais ceux qui portent des étoffes précieuses habitent les demeures des rois ! » Jean est décrit vêtu d’un manteau en poils de chameau. Et que signifie : - ceux qui portent des étoffes précieuses habitent les demeures des rois -, sinon que Jésus déclare ouvertement : « Ceux qui fuient les choses rudes et ne s’attachent qu’aux seules choses extérieures, ne recherchant que les douceurs et les délices de la vie présente, ne combattent pas pour le royaume céleste mais pour un royaume terrestre ».
Que personne n’estime que le péché soit tout à fait absent de l’amour des vêtements précieux et périssables. Car s’il n’y avait là aucune faute notre Seigneur n’aurait d’aucune façon loué Jean pour la rudesse de son vêtement. S’il n’y avait là aucune faute l’apôtre Pierre, dans son épître, n’aurait jamais réprimandé les femmes pour leur désir des vêtements précieux, en disant : « Pas d’habits somptueux ! » (1 P 3 : 3) Imaginez donc, quelle faute il y aurait si les hommes recherchaient aussi les choses dont le pasteur de l’Église a conseillé aux femmes de s’abstenir ! Mais l’on peut interpréter encore d’une autre façon le fait que Jésus mentionne que Jean n’était pas vêtu de vêtements précieux. En effet, loin d’excuser par la flatterie ceux qui vivaient dans le péché, Jean les invectivait par des paroles rudes et vigoureuses, disant : « Engeance de vipères ! Qui vous a enseigné à vous soustraire à la colère qui vient ? » (Mt 3 : 7 ; Lc 3 : 7)
D’ailleurs Salomon aussi a dit : « Les paroles des sages sont comme des aiguillons et leurs recueils comme des clous plantés », (Qo 12 : 11) Si les paroles des sages sont comparées à des clous et à des aiguillons c’est qu’elles ne caressent pas les fautes des pécheurs, mais les transpercent !
4
« Mais pourquoi êtes-vous allés au désert ? Pour voir un prophète ? Oui ! Je vous l'affirme, et plus qu’un prophète ! » La fonction du prophète est de prédire les choses à venir, non de les manifester. Voici donc pourquoi Jean est plus qu’un prophète : Celui de qui il a prophétisé en Le devançant, il L’a aussi manifesté en Le désignant à ses propres disciples. Puisque l’épithète de roseau agité par le vent lui est déniée, puisque l’on ne lui attribue pas de vêtements précieux, puisque le titre de prophète ne suffit pas à le définir, écoutons ce que l’on peut dignement affirmer de lui : « C ’est celui dont il est écrit : - voici que J’envoie mon messager devant Ta Face, qui préparera le chemin devant Toi ! » Ce que nous traduisons en latin par « messager » (nuntius) se dit en grec « ange » (aggelos). Oui, il est bien digne d’être appelé ange celui qui est envoyé comme messager du Juge céleste ! Ainsi il devient de nom ce qu’il accomplit en acte : ce nom, en vérité, est très élevé, mais sa vie ne le fut pas moins !
5
Frères très chers, tous ceux qui portent le nom de prêtre sont aussi appelés anges ; nous ne disons pas cela de notre propre jugement, ainsi l’atteste le prophète en disant : « Les lèvres du prêtre gardent la science, et à sa bouche on demande la Loi, car il est l’ange du Seigneur Sabaoth ». (Ml 2 : 7)
Vous aussi, vous pouvez prétendre à ce nom très élevé si vous le désirez ; car chacun de vous, autant qu’il lui est possible, dans la mesure où il répond à la grâce d’En-Haut, devient un ange chaque fois que, par des paroles salutaires, il invite son prochain à la conversion, il l’exhorte aux œuvres du bien, il lui remet en mémoire le royaume éternel ou le supplice des dévoyés. Et que nul ne dise : « Je ne suis pas capable de mettre les autres en garde... je ne sais pas exhorter... » Faites ce que vous pouvez, de peur que le talent que vous avez reçu, étant employé sans profit, ne vous soit réclamé avec sévérité - car celui qui n’avait reçu qu’un seul talent prit soin de l’enterrer plutôt que de l’employer profitablement.
Nous lisons que dans le tabernacle de Dieu il n’y avait pas seulement des vases d’or mais également, selon le précepte du Seigneur, des cuillères (Ex 37). Par vases, il faut entendre ici la plénitude de la doctrine, et par cuillère une connaissance réduite et partielle. Celui qui est rempli de la doctrine de la vérité enivre les esprits de ceux qui l’écoutent ; par ce qu’il dit, il tend le vase pour abreuver. Un autre, sachant qu’il ne peut tout expliquer, exhorte aussi bien qu’il peut, faisant ainsi goûter du bout de sa cuillère.
Vous donc, qui vivez dans le tabernacle du Seigneur, c’est-à-dire dans la Sainte Église, si vous ne pouvez faire boire directement au vase par l’enseignement de la sagesse, dans la mesure où vous le permet le don de Dieu, donnez à votre prochain quelques cuillerées de la bonne parole. Et si vous pensez avoir fait vous-mêmes quelques progrès, emmenez les autres avec vous ! Cherchez à vous faire des compagnons sur le chemin de Dieu !
Quand l’un de vous, mes frères, se promenant sur le Forum ou dans les Thermes, rencontre un ami qu’il pense inoccupé, qu'il l’invite à venir avec lui. Si cet acte simple de notre vie terrestre vous convient, et si vous êtes en route vers Dieu, songez à ne pas voyager seul ! Il est écrit : « Que celui qui entend dise : Viens ! » (Ap 22 : 17) De même, celui qui a reçu dans son cœur le message de l’amour divin, doit-il communiquer ce message à son prochain ! Ainsi celui qui n’a pas même de pain pour faire l’aumône à l’indigent, peut-il, s’il a une langue, lui donner ce qu’il a de plus précieux ! Car c’est une chose plus grande de fortifier durablement par la nourriture d’une parole que de repaître de pain terrestre un ventre fait de chair périssable. Ne privez pas, mes frères, votre prochain de l’aumône d’une parole ! Je vous en conjure - et moi avec vous - : abstenons-nous des vains propos, détournons-nous des bavardages inutiles ! Autant que vous le pouvez, dominez votre langue, ne dispersez pas vos paroles aux vents, car notre Juge a dit : « Toute parole sans fondement que les hommes prononceront, ils en rendront compte au jour du jugement ». (Mt 12 : 36) Un vain propos est une parole prononcée sans souci de vérité ou sans absolue nécessité ; convertissez vos propos oiseux en propos édifiants ! Pensez que les jours de votre vie s’enfuient vivement, et rappelez-vous la sévérité du Juge qui vient !
Gardez donc ce conseil devant le regard de votre cœur et rappelez-le à l’esprit de votre prochain ; ainsi, si vous ne négligez pas de l’avertir - autant qu’il est possible à un humain - vous vous vaudrez, avec Jean, d’être appelé « ange », ce que daigne vous accorder Celui qui vit et règne aux siècles des siècles. Amen.
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